Du domaine du rêve.

La sonnerie de son portable résonne dans son crâne comme un interminable écho dans les montagnes. Il avait bien sombré dans les bras de Morphée. Cette purge intégrale de match d’ouverture improbable avait eu raison de lui. C’est sûr qu’un Qatar-Équateur ça ne développe que très rarement des turgescences péniennes mémorables… ou alors il vaut mieux consulter rapidement…et plutôt un psy…

La voix blafarde de son contact chez Médiamétrie laisse peu de place au doute. C’est pas bon.

« Mais, pas bon comment ? »

« Pas bon du genre…, pas bon du tout ! »

Les chiffres d’audience sont exécrables. Incroyablement bas. Au delà de l’imaginable. Quasi irréels.

Dans sa caboche encore embrumée, toutes les minutes à venir défilent déjà en accéléré. L’appel à son N+1 incrédule, la préparation d’un topo « acceptable », « audible » pour le grand manitou de la chaîne, les remontées jusqu’à la FIFA, l’annonce aux sponsors, l’uppercut aux politiques, l’AVC de l’émir, la curée médiatique post retournement de veste, et les derniers hypocrites qui jurent leurs grands dieux qu’eux non plus, ils n’ont pas regardé.

Putain ! Ils l’ont fait…

ILS ont boycotté. ILS ont dit non, ces cons.

Il se prend la tête dans les mains, Il commence à parler tout seul dans son canapé. C’était sous son nez, c’était si prévisible… Cette fois, on était allé trop loin. L’aberration du truc, la corruption, les morts, les stades climatisés, les combines politiques, la charia, le fric en étendard… le mépris. C’était sûr, putain ! C’était trop ! Ça devait arriver !

La pyramide c’était effondrée par le bas, la base avait cédé. Disparue dans un refus.

Mais… Peu à peu, il se surprend à s’apaiser. Il tempère, prend du recul, de la hauteur. De la hauteur en reculant, en quelque sorte. Un recul qui donnerait de la hauteur. Ou plutôt…(bon, tu poursuis s’il te plaît ?) (ok.)

« Ça devait arriver ! » C’est ça qu’il fallait retenir. La baudruche devait éclater, les choses revenir à la normale, plus cohérentes, saines, respectueuses.

Après une telle gifle, les annonceurs vont surement reprendre la main. C’est en quelque sorte le fric qui va remettre de l’ordre dans nos valeurs.

Les annonceurs vont exiger de la FIFA un droit de regard, ou de retrait, comme cela se fait aux States. Un code de bonne conduite en quelque sorte. Éthique. Qui ne met pas en péril leur sacro-sainte image. Du coup, les huiles de Zurich ne pourront plus faire n’importe quoi, il faudra une validation aux validations du board. 

Plus de clients potentiels devant la télé, c’est inenvisageable pour eux. Les sponsors ne vont pas se gêner pour le faire savoir.

Cette perspective de retour à un « New normal » a calmé son anxiété. Il a repris le dessus. Il se doit, en tant qu’être humain responsable, de se satisfaire de ce virage, de cette prise de conscience collective qui va mettre un coup d’arrêt aux dérives d’une humanité soumise aux religions, aux pouvoirs, au fric qui déréglent climats et consciences. Fini les moutons! Un horizon dégagé, c’est ça qu’il lui faut retenir, pas le court terme des quinze très mauvaises prochaines minutes à passer au téléphone. Fini les moutons !

Lundi 21 novembre 2022, 7h17.

« Chéri !!!… Chéri !!?? Tu es là ? »

Sa femme traverse le salon, elle ouvre les rideaux soudainement. La lumière lui décolle la rétine au burin.

« Tu vas te lever à un moment donné, ou non ? Je veux bien que tu pionces dans le canapé, mais là… Je commence à en avoir marre de répondre à ton téléphone, alors tu fais surface rapido, s’il te plaît ! »

« À mon téléphone ? Mais tu as eu qui sur mon téléphone ?

« Ton N+1, ton patron, et plein d’autres qui sont super contents de ton boulot visiblement, et qui attendent tes propositions pour la suite… Enfin… De ce que j’en ai compris. »

Il lui fallut cinq minutes. Cinq bonnes minutes pour reprendre ses esprits. « Rêver qu’on rêve. C’est possible ça ? » s’interroge t’il. 

Et là, un énorme éclat de rire emplit la pièce avec fracas.

« LE FRIC QUI VA REMETTRE DE L’ORDRE DANS NOS VALEURS !!! Ah, Aaaaahhhh !!! Mais quel con !!! »

Du couloir fuse un « Qu’est-ce que tu dis chéri ? »

« Non, non, rien. C’est dingue les rêves quand même, non ? Ça te fait faire, ça te fait dire n’importe quoi dès fois… C’est dingue… »

« Et parfois ça te permet aussi de voir le monde en un peu plus beau, mon chéri. »

« Mouais… Ben. Laisse moi tranquille avec mes moutons, j’préfère. »

« J’ai pas compris, là… »

« Non, je disais les noix dans l’huile avec les croutons, je préfère. »

« Pas compris non plus… »